La réélection, le 17 avril 2019 du président indonésien Joko Widodo est une bonne nouvelle, confie le avec le Père Franz Magnis-Suseno, un jésuite d’origine allemande qui a la nationalité indonésienne et qui vit depuis 1961 dans ce pays.

Vous vivez en Indonésie depuis presque 60 ans. Pourriez-vous nous dire comment le pays a évolué depuis votre arrivée ?

Le fait le plus marquant a été l’émergence de l’islam comme facteur le plus important dans la politique indonésienne. D’après la Pancasila, l’islam n’avait pas besoin d’une position particulière dans le cadre constitutionnel indonésien. Au cours de ses vingt premières années, sous la présidence de Sukarno, la politique a eu principalement une orientation nationaliste. Ensuite, pendant les vingt premières années de pouvoir du président Suharto (1966-1998) – avec le régime de l’Ordre nouveau – l’islam a été tenu à distance, même si, dans le même temps, Suharto a promu la piété islamique et la pratique de l’Islam (comme un antidote au communisme). Ce n’est qu’au cours des années quatre-vingt-dix que des personnes ayant une forte identité musulmane ont été autorisées à occuper un poste dans le système de Suharto.

Cela a changé après l’ouverture démocratique qui a suivi la chute de Suharto en 1998. Alors que les politiciens ayant une forte identité musulmane conduisaient l’Indonésie vers une démocratie fondée sur la Pancasila – ce qu’elle est encore aujourd’hui – les extrémistes islamistes utilisaient l’ouverture démocratique pour se manifester au grand jour. C’est de cette façon que de nouveaux partis politiques fondés sur l’islam ont été créés. Ils ont obtenu un succès modéré, et tous ensemble ils n’ont jamais réuni plus de 33% des suffrages. Cependant, il a fallu prendre en compte l’islam dans toutes les décisions politiques. Le courant islamique dominant, représenté par les deux grandes organisations civiles que sont la Nadlatul Ulama (NU) et la Muhammadiyah, a commencé à subir des pressions des mouvements radicaux et extrémistes (comme le Hezbut Tahrir), qui exigeaient une Indonésie davantage basée sur la charia. Cela s’exprimait souvent à travers des réglementations locales basées sur la loi islamique.

La Nadlatul Ulama et la Muhammadiyah ont déclaré, sans laisser de place au doute, que l’organisation politique définitive du pays devait être basée sur la Pancasila. Malgré cela, tout ce qui se passe en Indonésie doit être islamiquement acceptable.

 Dans ce contexte, comment voyez-vous les résultats des dernières élections ?

Le soutien du courant dominant de l’islam en faveur d’une politique modérée, qui a été la caractéristique du pouvoir en Indonésie depuis vingt ans, est le grand facteur de stabilité. Il est clair que l’avenir de l’Indonésie sera déterminé par l’islam, mais les résultats des dernières élections permettent d’espérer que l’islam modéré fondé sur la Pancasila occupera une place décisive. Cela signifie que la démocratie indonésienne fondée sur les droits de l’homme (qui ont été inclus dans la Constitution modifiée après 1998) et dotée d’un degré élevé de liberté religieuse va avoir une excellente occasion de se consolider.

Est-ce à dire que la réélection de Jokowi serait une bonne nouvelle pour la stabilité du pays ?

Joko Widodo (dit « Jokowi ») a été réélu Président de l’Indonésie pour les cinq prochaines années. Cela signifie que les Indonésiens – et pas seulement ceux qui ont voté pour lui – attendent  d’abord et avant tout la poursuite de sa gouvernance prudente et faiblement idéologisée. Ils attendent que la croissance économique se poursuive. Ils espèrent qu’il fera encore plus pour mettre fin à la pauvreté (qui est actuellement à son niveau le plus bas, 9% de la population) et crée les conditions pour que les 50% d’Indonésiens vivant juste au-dessus du seuil de pauvreté, dans un monde très différent de celui des 40% les plus aisés, puissent prospérer et que leurs enfants aient l’espoir d’un avenir meilleur. Ils veulent qu’il poursuive ses politiques inclusives, en donnant sécurité et confiance aux minorités. Ils attendent des politiques pro-islamiques modérées qui donnent aux musulmans le sentiment qu’il les portent dans leur cœur – contrairement aux calomnies qui l’accusent d’être antimusulman, communiste, etc. C’est ce que son Vice-président, l’érudit musulman Mar’uf Amin, devrait garantir. Quant aux minorités religieuses, elles comptent sur un renforcement de la tolérance et de la liberté religieuse.

Comment les catholiques et les chrétiens vivent-ils en Indonésie ?

Sous le premier président de l’Indonésie, Sukarno (1945-1967), il y avait une liberté religieuse presque totale, les chrétiens ne souffraient pas de discrimination. Cela n’a pas changé avec le deuxième président indonésien, Suharto (1968-1998). En 1967, il y eut quelques attaques contre des églises chrétiennes dans le sud des Célèbes, mais elles ont été rapidement réprimées. Cependant, cela a conduit à des réglementations strictes qui ont rendu beaucoup plus difficile la construction d’églises.

Par la suite, il y eut en 1996 et 1997 des attaques contre des églises chrétiennes dans cinq villes, préfigurant des tensions internes croissantes en Indonésie. L’ouverture à la démocratie après la chute de Suharto (1998) a révélé une intolérance latente. L’islamisme radical a également fait son entrée dans la conscience du public lors d’un attentat terroriste contre la grande mosquée Istiqlal de Jakarta.

À Noël de l’an 2000, plus de 30 bombes ont explosé pendant 60 minutes dans des églises disséminées sur 2.000 kilomètres de long, du nord de Sumatra jusqu’à Lombok. Ces attentats n’ont jamais vraiment fait l’objet d’enquêtes.

En résumé, les chrétiens restent complètement libres. Ils vivent, communiquent et pratiquent leur culte sans difficultés sous la forme de petites minorités à Java, Sumatra et ailleurs, et continuent de baptiser des personnes issues d’autres religions, y compris des musulmans. Cependant, la construction d’églises est difficile et il y a eu quelques attentats terroristes contre des églises et d’autres cas d’intolérance.

 Comment sont les relations avec les autres religions ?

Il y a lieu de faire observer que les relations entre les catholiques et les courants dominants du protestantisme et de l’islam n’ont jamais été aussi bonnes qu’aujourd’hui. Il y a 60 ans, nous, chrétiens, n’avions pratiquement aucune relation avec les « vrais » musulmans, mais cela a commencé à changer au cours des années 1970. Maintenant, les relations entre les intellectuels chrétiens et musulmans, entre la majorité des évêques catholiques et leurs homologues musulmans, entre bon nombre de paroisses et les leaders musulmans locaux, sont devenues des relations étroites et de confiance. Lorsque nous avons des difficultés, nous pouvons parler directement aux musulmans. Après les attentats terroristes à Yogyakarta et à Surabaya, les étudiants musulmans sont immédiatement venus dans les églises et ont aidé à nettoyer le sol couvert de sang et de débris. Lors des messes de Noël et de Pâques, de nombreuses églises sont protégées par les Banser, les milices de Nadlatul Ulama, la plus grande organisation civile musulmane au monde. Une des raisons de tout cela est que l’islam majoritaire (modéré) se sent également visé par les idéologies extrémistes et radicales, si bien qu’il nous considère comme des alliés.

Est-ce à dire qu’il existe aussi un dialogue interreligieux ?

Le dialogue interreligieux en Indonésie est assez intense, tant entre les intellectuels qu’entre les chefs religieux. Le dialogue interreligieux n’a pas pour but de s’intéresser à nos enseignements religieux respectifs, mais plutôt de voir comment surmonter l’intolérance latente. Il encourage la religion, l’État et la politique au dialogue mutuel dans le cadre constitutionnel, afin de faire face à l’extrémisme religieux – principalement islamique – et au mauvais usage de la loi anti-blasphème, et afin d’aborder la situation des communautés religieuses telles que les chiites, les ahmadis ou les communautés religieuses locales et indigènes qui n’appartiennent pas aux six religions officiellement reconnues (islam, catholicisme, protestantisme, hindouisme, bouddhisme et confucianisme). En bref, notre idéal est que les religions soient appréciées par tous comme une grâce (rahmatan lil alamin) et non comme une menace, et que la haine et la violence n’aient pas leur place dans la religion.

On parle parfois de « populisme islamique ». À quoi ce terme fait-il référence ?

Le populisme islamique est apparu pour la première fois en 2017, quand un commentaire malheureux du gouverneur de Jakarta, le chrétien d’origine chinoise Basuki Tjahaja Purnama (surnommé « Ahok »), a été manipulé et présenté comme une insulte au Coran, ce qui a donné à ses ennemis l’occasion tant attendue de mobiliser les sentiments islamiques contre lui. Ahok a perdu les élections locales suivantes et a été condamné à deux ans de prison.

Ahok étant en prison, la bulle populiste islamique a perdu en intensité. Peut-être que, d’un point de vue culturel, une figure aussi atypique qu’Ahok est arrivée 100 ans trop tôt pour l’Indonésie (il faut se rappeler que les États-Unis ont dû attendre 160 ans avant d’élire le premier président catholique).

En nommant un islamiste modéré comme son candidat à la vice-présidence, Jokowi a réussi à amadouer le sentiment populiste. Les diverses tentatives visant à le raviver ont échoué, et lors des dernières élections, le populisme n’a joué aucun rôle. Si Jokowi parvient à se mettre au service de l’islam pluraliste majoritaire, il y a lieu d’espérer qu’il réussira à isoler le radicalisme islamique et à renforcer un développement démocratique pluraliste fondé sur les droits de l’homme.

Savez-vous ce qui est arrivé à Ahok ? Est-il toujours en prison ?

Ahok a été libéré en janvier dernier, trois mois avant la fin de ses deux années de prison. Sa libération est passée presque inaperçue. Après cela, il a rejoint le PDIP, le parti de Jokowi, dirigé par la fille de Sukarno, Megawati Sukarnoputeri. Cependant, sur les bons conseils de ses amis, il est resté complètement en dehors de la sphère publique (ce qui était important pour Jokowi avant les élections). Pour l’instant, rien n’indique encore s’il reviendra en politique ni comment il le fera, une fois la victoire de Jokowi officialisée (ce qu’on ne saura pas avant le 22 mai). Il a toujours un grand nombre de partisans, en particulier parmi les jeunes indonésiens.

 

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