Les manifestants libanais, excédés par la crise que traverse leur pays, souhaitent un changement radical de régime. Beaucoup d’entre eux veulent mettre fin au système confessionnel au profit d’un État laïc. Une tentation dangereuse, si l’on en croit Carlos Hage Chahine, libanais juriste, spécialisé dans la philosophie du droit, auteur (Pouvoir Spirituel – Pouvoir Temporel, La laïcité de l’État et sa contrefaçon, 2014).

 

AED : Sur quoi repose le système confessionnel libanais, tel qu’il existe de nos jours ?

Carlos Hage Chahine : Le système libanais peut avoir plusieurs clés de lecture. Celle qui me semble la plus adéquate peut se résumer dans la formule de Vladimir Volkoff que je paraphrase. Elle consiste pour les Libanais à gérer ensemble ce qui les rassemble et séparément ce qui les sépare.

Le système confessionnel au Liban est une conquête historique qui a permis aux communautés chrétiennes, en prenant part au pouvoir politique à part égale avec les communautés musulmanes, de ne plus être tenues pour des citoyens de seconde zone. Il s’agit toutefois des communautés historiques, limitativement énumérées et, du coup, ne sont pas extensibles à l’infini.

Depuis le pacte non écrit de 1943, la présidence de la République revient à un chrétien maronite, la présidence du Conseil à un sunnite et celle du Parlement à un chiite. Au parlement et dans la haute fonction publique la parité est de mise. À ceci près que dans l’Administration, les postes à pourvoir, s’ils doivent respecter la parité, c’est sans préjudice, en théorie bien sûr, des compétences individuelles.

Ce système préserve le pluralisme du pays. Avec des religions différentes ; avec, au sein même des communautés chrétiennes, des rites et des langues liturgiques différentes ; avec des fêtes différentes, des habitats et des quartiers différents, des écoles différentes, des prénoms différents, des mœurs vestimentaires – notamment chez les femmes – différentes, des affinités électives différentes, les catholiques ayant toujours eu prédilection pour la France, qu’ils appellent « la tendre mère », il eût été impensable de préconiser une formule essentiellement unitaire, uniforme et réductrice.

 

Aujourd’hui, beaucoup de Libanais, y compris le président Aoun, appellent à la création d’un « État laïc » libanais, est-ce la solution à la crise actuelle ?

Le confessionnalisme est une chose, la laïcité de l’État en est une autre. Le premier est un partage du pouvoir entre les différentes communautés, en vue de gérer ensemble ce qui les rassemble : le bien commun à tous les Libanais. En dehors du statut personnel, relatif au mariage et à la filiation, réservés aux communautés religieuses, qui disposent en la matière d’une compétence à la fois législative et judiciaire, tout est du ressort de la loi civile, laïque et profane. Mais en bonne doctrine catholique, la matière du mariage fait exception à la laïcité en tant qu’elle figure l’union du Christ avec son Église. C’est une des rarissimes questions mixtes retenues par les théologiens, regardant à la fois le temporel et le spirituel. Je ne vois pas qu’on puisse en dessaisir les tribunaux religieux, du moins ceux des communautés musulmanes. La question est actuellement très disputée et devrait continuer à être gérée séparément en tant qu’elle constitue une ligne infrangible qui sépare irréductiblement les communautés religieuses.

Cela dit, je ne vois pas comment on pourrait convaincre les musulmans de soustraire la matière du mariage à la compétence de la charia pour la soumettre à la loi

civile, quand on n’a pas réussi à l’étendre seulement à leurs successions. Depuis 1959 la loi civile en matière successorale est applicable aux non-musulmans.

Il faut donc que cela soit clair qu’à l’exception du statut personnel, le Liban est un État laïque, de l’aveu même du conseiller aux affaires de la présidence, l’ancien ministre de la justice, M. Selim Jreissati.

La vraie question est donc de savoir si la déconfessionnalisation du pouvoir d’une part, et l’instauration du mariage civil obligatoire pour tous, est de nature à régler les problèmes du Liban. Dans l’état actuel des choses, où les crispations communautaires augmentent au lieu de refluer, j’ai tout lieu de craindre que l’abolition du confessionnalisme aboutisse immanquablement, à la faveur de la loi du nombre, à écarter du pouvoir les chrétiens devenus minoritaires, et par ce biais à islamiser le Liban. Cela me remet en mémoire les réticences du défunt patriarche maronite Nasrallah Sfeir, chaque fois qu’il évoquait la question de la déconfessionnalisation : avant d’éradiquer le confessionnalisme des textes, disait-il, il convient de l’éradiquer des esprits. Comment croire un seul instant à la bonne foi de Nabih Berri, chef du mouvement chiite « Amal », et l’actuel et sempiternel président du Parlement libanais, lorsqu’il revendique haut et fort la déconfessionnalisation du système libanais, au moment précis où, fort de l’appui de son allié chiite, le puissant Hezbollah, il cherche à asseoir la domination du chiisme politique sur tout le pays ?

 

Quelle serait, selon-vous, les solutions à la crise que traverse actuellement votre pays ?

À l’adresse des politiques qu’ils englobaient dans les mêmes imprécations, les manifestants criaient : « tous tant que vous êtes ». Toutefois il convient de nuancer. Il serait plus juste de dire : Tous tant que nous sommes ! À la vérité, la crise libanaise est d’abord morale. Si les facteurs aggravants, notamment les facteurs externes ne manquent pas, au premier rang desquels il faut mentionner l’expansionnisme iranien, et avant lui, le syrien qui se télescopait avec le palestinien, nous assumons tous, à des degrés divers, une part de responsabilité dans le déclin moral du système. Car il n’y a pas de corrompus sans corrupteurs. Parmi les manifestants qui se succédaient en direct aux micros et devant les caméras de télévision, plus d’un a spontanément avoué, repentant et contrit, avoir été sensible à l’argent électoral. Est-il un Libanais qui n’ait pas été, directement ou par l’entremise d’un tiers, témoin ou acteur de versement de dessous de table dans les Administrations, au prétexte de hâter une formalité ou pour frauder le fisc ? Témoin ou acteur de l’incivilité au volant au risque de mettre gravement en danger la vie d’autrui ?

Contre le confessionnalisme qui ne trouve plus aucun défenseur, on vitupère de toutes parts. Sans se soucier le moins du monde de ne pas prendre la conséquence pour la cause, on lui fait crime de fournir une couverture à tous les maux et notamment le pillage des fonds publics. Comme si les « je te tiens, tu me tiens… » étaient une spécialité toute libanaise et ne courent pas sous toutes les latitudes sans nul besoin de confessionnalisme pour couverture.

 

Comme la langue d’Ésope* et le cholestérol, il y a le bon et le mauvais confessionnalisme. Il s’exacerbe et se corrompt lorsque les communautés veulent partager entre elles ce qui est indivisible : le bien commun des Libanais, comme si, au lieu de profiter d’un pont, elles décident de se partager ses pierres ; lorsque, chaque fois que le bien commun est en jeu, l’opposition n’est plus transversale, traversant et transcendant les communautés, mais verticale ; quand chaque communauté veut élire les siens sans faire aucun cas des intérêts communs à défendre, etc., etc.

 

L’essence du Liban est d’être un et multiple. Toute solution, toute adaptation aux changements, doit respecter cette pluralité pour ne pas trahir l’identité du Liban et le détourner de sa vocation : un pays « message » évoqué par saint Jean-Paul II. Cela suppose deux conditions : que les chrétientés libanaises reprennent conscience de leur identité et de leur rôle ; Et comme toute solution négociée reflète le rapport des forces qui y préside, que les chrétientés libanaises puissent compter sur une ou des puissances amies. C’est le destin du Liban de ne pas pouvoir compter sur sa seule force. Tel a été le cas en 1860, après les massacres du Liban, puis en 1864 avec l’adoption du règlement organique accordant l’autonomie à la montagne libanaise, et en 1920 au moment de la proclamation du Grand Liban sous mandat français et en 1943**.

 

 

*NDLR « Un certain jour de marché, Xantus, qui avait dessein de régaler quelques-uns de ses amis, lui commanda d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur, et rien autre chose. Je t’apprendrai, dit en soi-même le Phrygien, à spécifier ce que tu souhaites, sans t’en remettre à la discrétion d’un esclave. Il n’acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sauces ; l’entrée, le second, l’entremets, tout ne fut que langues. Les conviés louèrent d’abord le choix de ce mets ; à la fin ils s’en dégoûtèrent. Ne t’ai-je pas commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y aurait de meilleur ? Eh ! qu’y a-t-il de meilleur que la langue ? reprit Ésope. C’est le lien de la vie civile, la clef des sciences, l’organe de la vérité et de la raison : par elle on bâtit les villes et on les police ; on instruit, on persuade, on règne dans les assemblées, on s’acquitte du premier de tous les devoirs, qui est de louer les dieux. Eh bien ! dit Xantus (qui prétendait l’attraper), achète-moi demain ce qui est de pire : ces mêmes personnes viendront chez moi ; et je veux diversifier.

 

Le lendemain Ésope ne fit encore servir que le même mets, disant que la langue est la pire chose qui soit au monde : c’est la mère de tous débats, la nourrice des procès, la source des divisions et des guerres. Si on dit qu’elle est l’organe de la vérité, c’est aussi celui de l’erreur, et, qui pis est, de la calomnie. Par elle on détruit les villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un côté elle loue les dieux, de l’autre elle profère des blasphèmes contre leur puissance. » [Fables de Jean de La Fontaine, illustrées de 120 gravures par J. Désandré et W.-H. Freeman, avec des notes et une préface par Décembre-Alonnier, Paris, Bernardin-Béchet, 1874, p. 18. https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:La_Fontaine_-_Fables,_Bernardin-Bechet,_1874.djvu]

 

** Date du Pacte national libanais. Ce pacte non écrit fait office de compromis communautaire entre les principales entités qui composent le peuple libanais, à savoir les chiites, les maronites et les sunnites. (cf https://fr.wikipedia.org/wiki/Pacte_national_libanais)

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